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Texte critique
The wizard is not real,
de lisa laurent,
08.05.2025,
Théâtre de l'Usine, Genève

Nous poursuivons ici un projet d’écriture avec la danse auprès des performer·euse·s et de leur travail. Par le texte, nous cherchons à déposer ici ce qui, sans l’écriture, reste en suspens. Le texte qui suit est une tentative d’écrire l’image rémanente d’une pièce qui a travaillé nos émotions en diagonale et a laissé en nous une empreinte singulière : The wizard is not real de lisa laurent. Nous avons vu cette pièce prendre forme lors d’un partage informel d’avancement à mi-chemin, puis plusieurs fois en représentation au Théâtre de l’Usine à Genève. Nous sommes admiratives de l’engagement de cette artiste à faire affleurer, dans la répétition et l’oscillation, des aspects autrement impalpables du présent.

 

Ce texte dialogue avec The wizard is not real de lisa laurent.

 

 

Debout sur la scène à proximité du coin droit du gradin,

 

ll  attend que nous soyons installé·e·x·s pour enlever son haut

casually.

 

Buste nu. Elle a un collant bleu clair, épais à la ceinture élastique puis translucide, qui laisse transparaître string et tatouage, et des escarpins gris à micro-talons et brillants sur le dessus. Ce costume qu’on adore détester fait de son  busteun étrange personnage perché sur des  talons.

⇒⇒⇒⇒Mouvement sec et maîtrisé de la main,

⇒⇒⇒⇒en l’air, qui ordonne à la régie de

⇒⇒⇒⇒lancer le son. Boucle musicale-jingle annonçant un

⇒⇒⇒⇒⇒⇒⇒⇒évènement spectaculaire pourtant absent de la scène. Ça a commencé.

 

Cette ouverture nous suspend aux gestes précis de la performeuse, et à ce qu’ils déclenchent :

 

à la régie, en elle, en nous.

 

Ce premier  gestecomme prototype de ceux qui suivront :

 

surprenant, conscient de lui-même, performatif.

 

⇒Dos à nous maintenant, assise sur une table carrée absurde comme un rectangle tronqué, en fond de scène, ll  nous fait face… en nous tournant le  dos. Ce dos-personnage en vient à être secoué par des sanglots sonores. Animé mais opaque, il nous laisse fantasmer l’expression du visage sensée accompagner ces pleurs. S’instaure un climat affectif et attentionnel particulier, dans lequel nous sommes plongé·e·x·s brusquement. Nous n’échapperons pas à nos émotions, conviées en

multipack.

 

Elle convoque une peur profonde ou elle se fout de nous ?

 

⇒La réponse est évidemment : les deux voire plus. Nos imaginations sont forcées d’accueillir un spectre d’émotions et d’histoires que nous n’aurions pas pensé voir un jour rassemblées pour faire sens de ce à quoi nous assistons. ll  sanglote toujours. Un  sanglotvocal, entrecoupé – oscillant entre fake pleurs d’un bébé pénible et lamentation sur une perte qui nous aurait fait perdre nos -glottes, ou séquence d’un mauvais film d’horreur et moment d’intimité publique dans toute son étrangeté. Dans ce théâtre, le chagrin est un masque — mal fixé, qui tombe parfois, se suspend. Une chaussure qui se perd et interrompt la performeuse, une pose jambe tendue torse relevé qui nous rappelle qu’on a à faire à un corps dansant sachant, une mèche de cheveux que ll  prend exagérement le temps de replacer derrière son oreille pour mieux révéler son jeu.

 

⇒L’espace de la scène est soudainement mobilisé tout entier. ll  est maintenant sous la table et re-cule à quatre pattes, l’un des pieds de la  tablecalé contre son -cul. Le son des sanglots est successivement déformé par le sol ou les  piedsde la  tablequi s’écrasent contre son visage. La performeuse s’agite, déborde, se cogne, s’effondre, relance, étale

⇒⇒⇒⇒⇒son pleur,

⇒⇒⇒⇒⇒son humeur,

⇒⇒⇒⇒⇒sa  table,

 

⇒et finit par se retrouver les micros-talons en l’air et la  tablepar-dessus les pieds en l’ airaussi. S’extriper de cette situation ridicule avec panache s’opère au travers d’un relevé de corps puis de cheveux dramatique. On rit tou·te·x·s d’épuisement en assimilant le

shot

émotionnel, et parce qu’on a compris à ce stade que l’intensité de l’action n’est là que pour faire honneur aux  sanglotscreux qui reviennent déjà. Au rien et au vide — qu’on essaye d’accueillir. Cette proximité affective installée est cultivée voire exploitée par ll , qui profite de nos rires cathartiques pour venir au contact. La table toujours les pieds en l’air est à nos  piedset la performeuse tente déraisonnablement de s’installer à son sommet. Elle nous dévisage et ses regards sont à la hauteur de la panoplie d’émotions conviées jusque là. Profondeur moqueuse, langueur empathique, générosité trouble.

 

⇒⇒Rien n’est simple mais tout est somatique.

⇒⇒⇒Rien n’est sûr mais tout est politique.

 

Les sanglots-secousses apprivoisés se transforment en souffle-chant entêtant. Assise contre ou sur nos pieds, ll  chantonne une boucle de quatre notes qu’elle inscrit dans nos têtes. Un micro tendu de force à un·e·x spectateur·ice·x puis au public démontre l’efficacité de la transmission. Nous assistons à un mouvement d’offrande du  sanglotau commun.  Sangloter, ce n’est pas seulement quelque chose qu’on fait seul·e·x dans sa chambre. Le coeur de la pièce est probablement la peur de mourir, celle des autres, la nôtre

 

— celle qui nous guette même quand il ne s’est encore rien passé.

 

ll en fait une mascarade tendre, grotesque, une performance pour une prise en charge collective du trop. Dans ce  trop, il y a une vérité. Une  véritébrouillonne : on ne sait pas comment faire avec la  peurde la perte dans ce monde. Alors, on la joue, on la moque. Encore et  encore.

Comme on peut.