est le titre du dossier du Journal de l’ADC d’octobre 2024 auquel Aurélie a contribué. Ce journal est publié deux fois par an par l’association pour la danse contemporaine (ADC) à Genève. L’ensemble de contributions qui est rassemblé dans ce numéro s’intéresse à la capacité de la danse à contribuer à la pensée de nos inscriptions politiques et sensibles dans le monde. Il y est question de ce qui traverse nos corps pour les mouvoir — des mouvements en nous qui ne sont pas de nous, et qui révèlent toutes sortes d’entrelacements avec le monde. Aurélie se penche elle sur les manières dont nos mouvements sont pris dans des systèmes de reproduction et de subversion des régimes cinétiques par lesquels les mondes sont gouvernés. Dans deux conversations retranscrites, elle en discute également avec les artistes Davide-Christelle Sanvee et le collectif Foulles à partir de leurs spectacles respectifs.
Le journal est disponible gratuitement dans les lieux culturels en Suisse romande et également téléchargeable ici.
⇒ Notre présent est caractérisé par un conditionnement des corps et de leurs mouvements plus envahissant que jamais. Les manières dont nous organisons nos relations, nos collectives, dont nous nous regroupons et produisons de nouvelles formations sociales, sont soumises à des injonctions continues qui en permettent le contrôle dynamique. Il n’est pas tant question ici de nous empêcher directement de nous mouvoir que de nous enjoindre, sans cesse, à
⇒⇒ nous mouvoir d’une certaine façon plutôt que d’une autre.
Le curateur et théoricien de la performance André Lepecki parle pour décrire cette condition de
⇒⇒⇒ chorégraphies de la conformité
qui nous projettent dans les
⇒⇒⇒⇒ canaux du capitalisme.
Dans mes propres recherches, j’appelle cette condition
⇒⇒⇒⇒ un monde scripté :
un monde écrit pour nous à l’avance sur la base des traces matérielles et digitales que nous produisons en existant. Nos singularités, la richesse des possibilités qui s’ouvrent grâce à nos improvisations collectives, sont alors balayées au profit de ceux très peu nombreux qui tirent parti de cet état des choses destructif pour la majorité des êtres et du vivant.
⇒ Ces dernières années, la danse et la chorégraphie sont ainsi devenues des observatoires privilégiés à partir desquels comprendre cette condition, mais aussi ses failles et les possibilités de contre-mobilisations. La danse dans le contexte d’un plateau, ou le mouvement qu’adopte un groupe de manifestant·e·x·s, forment ensemble un corpus de gestes qui, à chaque fois, rendent visible les forces exercées sur le mouvement dans des contextes précis. Ces différents environnements deviennent des milieux d’exploration des manières dont nous bougeons mais surtout, dont nous sommes bougé·e·x·s.
⇒ Dans les années 2010, Lepecki a formulé un couple de concepts qui reste jusqu’à aujourd’hui profondément pertinent pour continuer de penser cette double condition : choréopolice et choréopolitique. La choréopolice est la force qui assure la circulation pour produire de la conformité et de la normalité. Elle peut être incarnée par la police, mais elle est avant tout une fonction du pouvoir qui maintient l’ordre social et façonne des subjectivités appauvries. La choréopolitique, en opposition, est constituée par toutes les expérimentations qui affirment des manières de continuer à bouger politiquement : de faire de la place pour d’autres types de mouvements que ceux qui nous sont imposés.
⇒ Ensemble, ces deux concepts permettent de comprendre la négociation tendue qui se joue entre l’ensemble des mouvements, des rythmes et des tendances tracés pour nous, et ceux aujourd’hui invisibilisés
⇒⇒ ⇒⇒ ⇒⇒ ⇒⇒ ⇒ (intouchabilisés?)
que nous devrions nous entraîner à écouter, sentir et adopter. La danse comme écriture de choréopolitiques apparaît comme un travail sans fin et comme une pratique de vie, puisque la choréopolice elle-même est toujours en mouvement. Elle capture les efforts de bifurcation, adapte ses stratégies de contrôle et déstabilise les environnements propices à l’émergence des choréopolitiques.
⇒ Aujourd’hui, la choréopolice entretient une agitation globale qui épuise les corps et les environnements. Derrière l’ordre social publiquement visé s’entassent racisme, sexisme, abléisme, classisme, néocolonialisme et extractivisme. Nos mouvements sont le lieu de reproduction d’intenses dynamiques d’exploitation et d’extraction. Au milieu de ce contexte d’une grande violence, des mobilisations obliques continuent d’être affirmées :
⇒⇒ des gestes partagés de refus ;
⇒⇒⇒ de tendresse ;
⇒⇒⇒⇒ de ralentissement ;
ouvrent la porte à une cultivation de nos interdépendances et de formations sociales plus justes
⇒⇒⇒⇒ ⇒⇒⇒⇒ ⇒⇒⇒⇒⇒ plus dévalidées ;
⇒⇒⇒⇒ ⇒⇒⇒⇒ ⇒⇒⇒⇒ plus-qu’humaines.