Ce projet démarre avec un constat : les terrains de sport sont parmi les seules infrastructures bâties qui perdureront lors de la transformation prévue du quartier industriel du PAV en quartier d’habitations, et cette réalité fait des terrains de sport des passeurs de gestes, d’histoires, de mémoire et de commun. Dans ce cadre, la performance cherche à explorer ces questions vis-à-vis du futur de ce territoire : les stades et autres terrains de sport racontent-ils un futur qui nous convient ? Quels corps, quels mouvements, quels récits du nous y sont accueillis, ou au contraire exclus ? La performance a impliqué un tournage dans le stade de Genève, en collaboration avec lae danseureuse lisa laurent et la cinéaste Nathalie Berger, et une projection performée dans un hangar industriel proche du stade lors du festival PAV living room.
[Le tissu-écran a été suspendu entre les montants métalliques de la halle. Il fait noir.]
[Une voix.]
Est-ce que je peux avoir un témoin ? Est-ce que quelqu’une peut prendre le temps d’être avec ? D’être avec moi, mais aussi d’être avec toi ? D’être avec les lieux et leurs textures ? Se donner la peine de suivre du doigt le trouble léger que provoque, peut-être, ce que je convie dans ce qui est ? Ce que tu convies dans ce que tu pensais voir ?
Exercer tes sens à appréhender les chorégraphies qui régissent nos architectures.
Exercer, peut-être, nos chorégraphiesà tordre nos sens.
[La projection commence.]
[Plus tard. Iel est couchéex sur un drapeau étendu sur la pelouse du stade. Eblouiex, ses mains sont en l’air et jouent entre le soleil et son visage.]
[Deux voix lisent par-dessus la projection, en alternance.]
a) fixer le sol
b) laisser tomber les mains le long du corps
c) tourner le dos
d) position fœtale sur le sol
e) contempler le ciel
f) soupirer
g) paumes vers l’avant comme un livre ouvert
h) poing fermé devant la bouche
i) main comme un rocher
j) regarder ailleurs
k) se recroqueviller
l) contempler la mer
m) mains comme des ciseaux
n) passer les mains sur le visage
o) se frotter les yeux
p) se tenir debout les bras croisés
q) se ronger les ongles
r) être ébloui
s) s’appuyer contre le mur
t) s’accroupir près du feu
u) position de Rodin
v) toucher le mur dans un sens
w) toucher le mur dans l’autre sens
x) se balancer maladroitement
y) inspirer
z) expirer*
* Shy Radicals : The Antisystemic Politics of the Militant Introvert, Hamja Ahsan (2017)
[Iel marche seulex dans le stade. Performe des débuts de mouvement, qui s’arrêtent avant leur plein déploiement.]
[Deux voix lisent par-dessus la projection, en alternance.]
La première partie de cette vidéo était dans mon langage. Beaucoup de gens supposent que quand je dis que c’est mon langagecela veut dire que chaque geste est aussi un symbole conçu pour être interprété par une intelligence humaine. Que chaque partie de cette vidéo comporte un message symbolique particulier.
Mais ce langagene consiste pas en mots. Il ne consiste pas non plus en symbolesvisuels devant être interprétés par les gens. Il consisteen une conversation continue avec chaque aspect de mon environnement qui me fait physiquement réagir à tout ce qui m’entoure.
Dans cette vidéo, l’architecture ne symbolise rien. Je suis simplement en train d’interagir avec elle de la même façon qu’elle interagit avec moi. Loin d’être gratuite, ma manière de bouger est une réponse en temps réel à ce qui m’entoure.
[À deux voix]
⇒Je sens les choses.
⇒J’écoute les choses.
⇒Je regarde les choses. Je touche les choses. Elles me touchent.
Il est amusant de voir que, quand je répondsà tout ce qui m’entoure en bougeant à ma manière, on peut penser que je fais mes propres mouvementsou que je suis dans mon monde.
Alors que si j’interagis avec un nombre beaucoup plus limité de réponses, si je fais des gestes étroits, réduits, mais considérés comme appropriés en de tels lieux, on aura tendance à considérer que je suis au contact du monde.
[À deux voix]
⇒Je sens les choses.
⇒J’écoute les choses.
⇒Je regarde les choses. Je touche les choses. Elles me touchent.*
* En conversation avec “In My Language” de Amanda Baggs et “Not In My Language” de Wu Tsang.
Nous vivons dans un monde où votre familiarité avec un certain mode d’interaction détermine largement votre manière d’être perçue, entendue, considérée. Comment peut-on se faire entendre sans hausser le ton ? Commentdonner à voir ce qu’un lieu me fait ? Ce que des lieux nous font ? Commentdire lorsque c’est violent ? Est-ce que je peux avoir un témoin de mes tressaillements et de mes tentatives de dire ?
Lorsque les architectures sont des machines disciplinaires travaillant pour l’industrie de la performance, les sensations
⇒de doute, d’hésitation, d’ennui, de miscommunications et de trouble,
devraient être perçues non comme des ratés du corps, mais comme des actes de résistance, une manière de tenir en échec l’industrie de l’augmentation. Une brèche par laquelle un monde se démantèle et par laquelle un autre monde se reconstitue à la force des bras, du cerveau. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de représentations, mais d’une activité corporelle visant, littéralement, à faire et défaire le monde.
Il s’agit alors moins de chasser
⇒ces hésitations, ces fatigues, ces absences, ces extinctions,
que de remarquer qu’elles racontent d’ores et déjà leurs propres histoires, et débutent un semblant de geste :
une histoiredu rapport entre les corps et leur environnement infrastructurel, une histoired’accessibilités manquées, de frictions d’accès.
Une fiction pour agiter notre corps politique.
[La projection se termine, la musique perdure encore un moment.]