Ce texte est une contribution au magazine Territoires du temps produit par l’association PAV living room à la suite d’une série d’événements publics ayant eu lieu à l’automne 2024 à Genève. Dans ce contexte, danced stances avait proposé la performance Demi-temps. La contribution au magazine revient sur cette performance, dans le double geste de nourrir l’archive de la série d’événements, et de partager les réflexions et références sous-tendant ce projet sous l’angle du temps. Le texte met en évidence le redressement du temps qu’opèrent les dynamiques du capitalisme dans nos vies et nos architectures, et les manières dont la performance cherche à convier d’autres futurs, dans lesquels ce temps normé et linéaire n’est plus celui auxquels nos gestes et nos imaginaires se réfèrent.
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⇒ 30 septembre 2024, 09:00 – 17:00
⇒ nous retrouvons lisa, Nathalie et Greg dans les arrières logistiques du stade de Genève. Nous avons négocié un accès temporaire aux différents espaces du stadepour y filmer. Aucun flottement : nos gestes et nos tâches sont minutés. Après avoir déposé nos affaires dans un couloir entre la salle de presse et les vestiaires, nous consultons la feuille de route qui détaille chaque scène et le temps imparti à sa réalisation. lisa choisit entre deux tenues et commence son échauffement, pendant que Nathalie installe son matériel audiovisuel avec une précision telle qu’on dirait qu’il prolonge son propre corps. Nous voilà cinq, serré·e·x·s dans le couloir menant au vestiairede l’équipe adverse.
⇒⇒ Première scène calée,
⇒⇒ lumière sous contrôle.
⇒ On tourne.
⇒ La brièveté et la linéarité organisée du tempsdu tournage sont en contraste absolu avec les temporalités enchevêtrées convoquées dans le projet lui-même. Lors du travail de préparation au tournage, nous nous sommes interrogé·e·x·s sur
⇒ ⇒ ⇒ les dynamiques de reproduction du genre,
⇒ ⇒ ⇒ l’image du corps valide et masculin,
⇒ ⇒ ⇒ l’injonction à la performance,
⇒ ⇒ ⇒ les rapports de pouvoir
⇒ ⇒ et les histoires de domination incarnés par les infrastructures sportives dans la ville. Ensemble, nous nous sommes exercé·e·x·s à sentir les manières dont le passé exerce son poids dans le présent des corps et des architectures, empêchant d’imaginer y déployer d’autres gestes, histoires et relations. Par nos lectures, nos arpentages et nos discussions, nous avons tenté de faire lentement re-surfacer ce qui, derrière la masse de gradins en béton ou les logos peints d’une équipe de foot, constituait ce avec quoi nous cherchions à converser : une architecture à la puissance normative exténuante, qui façonne des corps et des imaginaires, classe,
célèbre,
in-clut et ex-clut,
dé-value,
in-valide.
⇒ En temps qu’architecture performative, le stade de Genève façonne et met en scène des corps valideset compétitifs, mais aussi une organisation du temps. Il célèbre la vitesse, le rendement, le tempslinéaire qui se tend vers un point culminant : le présent mobilisé tout entier pour permettre le déploiement d’une performance dont on sait qu’elle n’est pas atteignable par tou·te·x·s – mais qui est malgré tout continuellement ré-affirmée comme horizon pour l’ensemble de la société.
⇒ En préparation du tournage, nous nous sommes outillé·e·x·s pour cultiver de nouvelles lignes de fuite à l’encontre de cette hiérarchie des rythmes dans laquelle
⇒ ⇒ ⇒ l’hésitation,
⇒ ⇒ ⇒ la répétition,
⇒ ⇒ ⇒ l’immobilité
⇒ ou l’inutilité apparente du geste sont déconsidérées comme modalités valables et qualitatives d’être au monde. Nous avons composé un répertoire visuel et textuel de
⇒ ⇒ ⇒ gestes de timidité,
⇒ ⇒ ⇒ ⇒ de préparation à l’effort,
⇒ ⇒ ⇒ ⇒ ⇒ de relâchement,
⇒ ⇒ ⇒ ⇒ ⇒ ⇒ de répétition,
d’ennui ou de refus de la performance comme autant d’antidotes potentiels au redressement capitaliste du temps auquel contribuent les infrastructures sportives.
⇒ Au cours de ce travail, la prise de forme de notre contre-chorégraphie s’est cristallisée dans une partition. lisa a sélectionné une série d’images de postures appartenant au répertoire résistant que nous avions accumulé et les a juxtaposées. Cette partitionest devenue notre outil central pour provoquer des brèches dans le récit de l’infrastructure sportive – un guide pour une déambulation architecturale à rebours de celle fluide et dirigée des grands événements sportifs. Elle a servi de support à lisa pour penser et ancrer dans son corps une manière de se mouvoir en friction avec les rythmes et les chorégraphies de la performance imposés par l’infrastructure sportive.
Comment hacker le temps linéaire ?
Comment laisser son corps être traversé par des contre-temps ?
Comment se mouvoir selon des temporalités désalignées,
répétitives mais divergentes, fugitives mais bornées,
singulières mais non-excluantes ?
On tourne.
⇒ Nous concentrons nos premières prises sur les espaces du stade les moins directement identifiables : vestiaires, couloirs, nous cherchons le standard, le non-monumental. Les gestes chorégraphiés de déploiement d’un corps valide – lancer de balle ou de javelot – performés par lisa se heurtent à la géométrie étriquée de ces espaces. Dans cette rencontre, les gestescherchent un sens nouveau, ou une nouvelle forme. Pour chaque scène tournée dans un espace différent, nous répétons un même rituel précis : positionnement de la caméra, ajustement de la boucle chorégraphique à l’architecture des lieux. La partitionguide nos décisions architecturales, chorégraphiques et dramaturgiques. Elle donne aux gestesde lisa une direction et une force d’affirmation tout en maintenant leur raison d’être ou leur sens premier ouvert, flottant, opaque pour un·e·x spectateur·ice·x. Nous insistons dans la production de cette friction, dans laquelle le mouvement affirme clairement d’autres modalités d’être au monde sans pourtant leur attacher un récit alternatif déjà trop défini. La partitionnous permet de nous concentrer sur ces formes tentatives d’une autre relation au monde. Les gestesque lisa performe et que Nathalie suit de sa caméra ouvrent des brèches dans les récits dominants liés à l’infrastructure sportive et à l’injonction à la performance, et donnent à sentir leur violence. L’accumulation des images produites accorde une puissance projective à d’autres postures et d’autres rythmes, et fait de la place pour une pluralité de manières de se mouvoir, de faire-temps,
de faire-monde.
⇒ Le projet demi-temps s’appuie sur la capacité de la danse à révéler les manières dont les relations entre nos corps et nos architectures sont habitées par le passé, mais peuvent aussi être des lieux de reconfiguration des hiérarchieset de la violencequi y sont reproduites. Au travers de notre recherche, de la journée de tournage et de la projection performée qui a eu lieu en octobre 2024 lors de la deuxième édition de PAV living room, nous avons cherché à affirmer l’existence et la valeur de manières multiples de penser et d’interagir. Dans un monde où une familiarité avec un certain mode d’interaction continue de déterminer largement la manière dont nous sommes :
⇒perçu·e·x·s,
⇒entendu·e·x·s
⇒et considéré·e·x·s, nous avons accueilli
⇒fatigues,
⇒absences,
⇒hésitations,
⇒et les histoires mineures qu’elles racontent. En les faisant faire exister dans l’architecture du stade, nous avons cherché à tenir en échec pendant une journée l’industrie de l’augmentation que cette infrastructuresoutient au quotidien. Nous avons travaillé à la production d’images animées convoquant des futurs dévalidés dans lesquels les normes des corps valideset du temps linéairene sont plus celles auxquelles se rapportent nos gestes et nos manières d’imaginer le présent. Nous avons pratiqué une activité corporelle visant,
littéralement,
à faire et défaire le monde.